L'esthétique silencieuse
L'esthétique silencieuse
Pourquoi la photographie ?
Sur un plan personnel, c’est simplement parce que c’est, je crois, l’outil que je maîtrise « le mieux » comparé à d’autres, comme l’illustration, pour donner corps à certaines idées. Si je maîtrisais l’illustration ou la musique, ce serait probablement par ces moyens-là que je m’exprimerais. Si la réponse devait être moins personnelle, je dirais que l’usage de la photographie est d’abord un outil qui me permet de travailler avec l’existant, tout en le déformant au cours d’un processus de capture du réel. Il y a une relation intrinsèque avec la matière : là où un peintre peut s’en affranchir après l’avoir vue et s’en être inspiré, la photographie exige cette réalité, cet existant. Elle ne peut s’en détourner ni le transformer sans sa présence : elle fait toujours avec. L’interprétation du réel débute donc avec l’appareil photo et se poursuit à travers les choix du photographe, mais elle commence nécessairement à partir d’un donné réel. La photographie implique une interaction immédiate avec la matière au moment de la création. Concernant le concours Territoire(s), ce qui me semble intéressant, c’est justement cette forme de cocréation imposée par le médium. La photographie exige une rencontre avec les milieux et les individus existants. Il y aura donc toujours une représentation obligatoire du territoire, malgré l’interprétation qui peut être vaste, voire immense, en fonction du photographe et de son regard.
Comment le projet Hedera est-il né et quelle place y occupent les participant·es ?
Il est d’abord né de photographies personnelles que je réalisais dans des lieux comme les parcs et les forêts, et plus particulièrement le parc du Croissant Vert à Neuilly-sur-Marne. À ce moment-là, il n’y avait pas encore de participation d’habitants du territoire : c’était, on pourrait dire, quelque chose d’intime, une démarche personnelle. Mais les parcs et forêts sont des lieux partagés. Leur existence, tout comme leur disparition, dépend de tout un écosystème d’individus. Quand je dis que la manière d’être d’un lieu est liée aux autres, c’est par exemple qu’un chemin de désir, peut modifier la structure du lieu : certaines fleurs ne poussent plus sur ce passage forcé. L’arbre auquel je tiens est entretenu par des jardiniers. Un lieu qui cesse d’être visité voit son écosystème évoluer, attirant des animaux plus sauvages. Enfin, un espace oublié ou délaissé peut être effacé pour laisser place à une autre construction, comme un parking. Ainsi, photographier dans les parcs, c’est aussi photographier le lien entre ces lieux et les individus qui les traversent ou les façonnent. Cette idée m’a naturellement conduit à inclure des participants dont les interactions et les empreintes sont des éléments constitutifs de l’existence même de ces espaces.
Vous parlez d’« esthétique silencieuse » pour décrire un moment précieux de ces interactions…
L’esthétique silencieuse fait référence à la transformation qui s’opère, à la fois chez les individus et dans ces environnements. Un mouvement interne peut précéder un moment d’émergence bruyant : celui d’une tondeuse qui vrombit, ou des rires qui éclatent. Mais avant cela, il y a une autre étape, quelque chose de plus secret. C’est un peu comme le passage entre la chenille et le papillon : avant que tout ne se manifeste pleinement, il y a une transformation qui s’effectue en silence, dans l’intimité d’une gestation.
Comment sont réalisées les photographies que nous pourrons découvrir dans l’exposition ?
Il y avait une recherche de texture et de mouvement que je souhaitais obtenir en utilisant un appareil photo numérique. Pour cela, je me suis procurée des filtres « vintages », que l’on peut fixer sur l’objectif à l’aide d’accessoires spécifiques. Je n’ai pas hésité à expérimenter avec différents matériaux, comme de la vaseline appliquée sur un filtre neutre pour créer des effets de mouvement, ou encore en découpant des formes dans des feuilles de gélatine. L’objectif était de capturer ces textures et mouvements directement lors de la prise de vue, tout en limitant au maximum les retouches en postproduction, par exemple pour la gestion des couleurs.